CHAPITRE III
On a suivi machinalement la foule et je me demande maintenant ce qu’on fout là. Pas moyen de s’écarter, il y a là plusieurs milliers de personnes, hommes et femmes.
Le spectacle est beau, d’ailleurs, toutes ces chevelures plus que blondes, pratiquement argentées, à part quelques blonds pâles indiquant un mélange de race avec l’archipel. L’ennui, c’est que ces sacrés Vahussis sont grands et que malgré notre mètre quatre-vingts passé on est plutôt dans les petits. Enfin disons… moyens-petits !
Par chance on s’est arrêté sur le bord de la grande place pavée au bout de laquelle a été installée l’estrade, si bien que le trottoir nous fournit l’altitude nécessaire pour voir quelque chose.
Ça s’agite là-bas sur l’estrade et une rumeur court la foule. Rien compris, mais de grands sourires excités apparaissent sur les visages. Les femmes, qui portent de curieuses ombrelles roses ou vert d’eau posées directement sur leur coiffure, sont aussi impatientes que les hommes en longues redingotes et pantalons étroits de couleur claire. On doit trancher avec nos vêtements d’hommes du peuple… C’est tout ce qu’on a trouvé quand on est sortis de l’eau.
*
Quatre jours de plongée. C’est de soif que j’ai le plus souffert. La plupart du temps, les gars nous ont guidés, manœuvrant eux-mêmes nos anti-g. Un sale souvenir. Je rêvais d’un bain, un vrai avec du savon.
Et puis au nombre de coques à la surface on a compris qu’on était en face d’un port important. À la nuit Ripou a quitté sa combine et il est allé en exploration, à la nage puisqu’il n’a évidemment pas besoin de respirer. J’appelle les gars des androïdes, mais en fait ce sont des robots puisqu’ils sont faits de métal ultraléger et ultra-résistant, à l’image d’un squelette humain métallique, recouvert d’une mousse végétale imitant à la perfection la peau humaine. Pour le reste, ils sont bourrés d’électronique. Quant à l’extérieur, ils ressemblent à des Vahussis, grands, minces de hanches et les mêmes cheveux tellement clairs. Eux n’ont pas de problèmes avec ça.
La chance veut que Giuse et moi on soit blonds, enfin blond tirant vaguement sur le jaune pour lui, plutôt cendré pour moi ; c’est à dire trop foncé pour passer inaperçus. Cette fois on n’a pas pu se maquiller un peu à la base…
De toute façon notre morphologie terrienne nous distingue. Giuse, à peine plus petit que moi, est un costaud râblé, alors que j’ai une musculature plus fine et nerveuse. Il faut en prendre notre parti, tôt ou tard on nous posera des questions. On a préparé une histoire de parents originaires des îles. Pas fameux, mais rien trouvé d’autre…
Le père Ripou est revenu tard. On s’est refait un conciliabule, casque contre casque, pour apprendre qu’il avait fauché des vêtements dans des endroits différents et les avait fourrés dans une toile goudronnée, apparemment étanche. Seulement il était à poil et il s’est fait repérer par des gus qui lui ont cavale après jusqu’au port ! Il lui a fallu du temps pour se glisser à l’eau.
On a repris notre progression vers le nord, jusqu’à une dizaine de milles nautiques du port, pour aborder en sécurité. C’est comme ça qu’on est tombés sur une épave, par deux cents mètres de fond. Une épave pas tellement vieille, quelques mois j’ai l’impression. En tout cas une vraie richesse pour nous.
À cette profondeur, je doute que les Vahussis soient capables de descendre avant quelques siècles, donc on est tranquilles pour planquer notre matériel mais surtout on a examiné le bâtiment à fond pour avoir une idée du degré de civilisation actuelle. Et là le choc. Les Vahussis, et c’est une des choses qui m’avaient surpris, au début, progressaient terriblement lentement. Bon, c’est vrai que cette fois on est resté hibernes un millénaire, enfin toujours est-il qu’ils ont salement accéléré leur évolution.
La coque de cette épave était en métal ! Et c’était bel et bien une machine à vapeur qui animait la grande roue à aubes installée à l’arrière. Autant que je me souvienne, sur Terre les bateaux de ce genre ont surtout navigué sur des fleuves. Gonflés, les copains, de lancer ça sur l’océan…
En fouillant les cabines on a encore appris des trucs, d’après les objets, parce que tout ce qui est papiers n’était plus lisible. Dans la chambre du capitaine on a récupéré notamment un coffret scellé qu’on a emmené pour l’ouvrir en surface. Trouvé aussi un coffre métallique qui serait bien pour ranger nos combinaisons. Je pense que ça suffira pour qu’elles ne soient pas repérées par les saloperies de tulipes.
On a récupéré aussi des bagages qui paraissaient valoir le coup et les vêtements encore en état, apparemment, de même que les chaussures des cadavres. Ça, c’est les gars qui s’en sont chargés… Bref, cette épave nous a été d’un grand secours. Si bien qu’on a débarqué immédiatement, au matin.
La côte était déserte, on s’est installés dans un creux pour nettoyer nos trésors. Pendant qu’ils y étaient, les gars avaient joyeusement dépouillé les corps, récupérant les pièces de monnaie par exemple. Le coffre presque étanche a révélé que le navire s’appelait Ifékamp et qu’il venait d’être construit. C’était son premier voyage. En tout cas il y avait des pièces d’or et des billets émis par la banque du Nakan… À utiliser prudemment… Je préférais les pièces trouvées sur les passagers et l’équipage.
Pas très reluisant d’être pilleur d’épave, mais il faut bien vivre. Du coup on a pu effectuer un choix parmi les vêtements après qu’ils aient été nettoyés tant bien que mal et séchés. Il aurait fallu de l’eau douce. Les sortes de sacs de cuir, trouvés dans les cabines, avaient mieux résisté. Racornis bien sûr mais encore utilisables. On y a fourré tout ce qu’on gardait et on s’est mis en marche.
Dans le milieu de la matinée on a trouvé une auberge, modeste mais propre. La première pièce d’or du coffret a donné confiance au patron qui nous a donné trois chambres. Giuse et son garde, Siz, occupent la première, Lou et moi la seconde, Salvo et Belem et Ripou la dernière. Je crois que le patron n’a pas été étonné.
L’auberge est sur le bord d’une route allant à la ville qui se trouve à une huitaine de kilomètres. Idéal pour être tranquille. On a donc passé trois jours à poursuivre le nettoyage de nos récupérations et à tenter de se renseigner sur la région. Vaguement compris qu’on est dans un vaste pays dirigé par l’assemblée latoriale. De quoi s’agit-il ?
Il fallait bien plonger à un moment ou un autre, ce matin on est venus en ville. Aucune idée de la valeur de nos pièces et de nos billets, il faudra bien aussi trouver de quoi gagner notre vie alors autant y aller.
C’est comme ça qu’on a trouvé une ville très importante, beaucoup plus que je ne l’aurais imaginé. J’évalue à soixante-dix mille le nombre des habitants. Le climat est doux et je suppose qu’on est encore dans le sud, ou alors c’est l’été. On ignore tant de choses…
Une foule semblait se diriger vers un endroit précis et on a suivi. C’est comme ça qu’on a débarqué sur cette place couverte de monde.
… Un type est monté sur l’estrade pendant qu’on installait devant lui une batterie de porte-voix. Pas con ce système. Et efficace parce qu’il commence tout de suite à parler et que sa voix est parfaitement audible d’ici.
— Je suis venu, citoyens de Bénis, je suis là… Une invraisemblable clameur s’élève, lui coupant la parole. Populaire, ce mec !
— … Parce… parce que tout le pays doit savoir, il reprend quand les cris se calment, doit connaître la situation. Le parlement de lâches qui nous gouverne… encore…
Il a laissé passer un temps entre les derniers mots et des rires excités se sont élevés.
— … Vous cache la vérité. Une vérité que le Ker Ifar veut vous révéler. C’est pour cela qu’il m’a envoyé vers vous. Savez-vous…
Des applaudissements le coupent et il attend en souriant que ça se calme.
— … Savez-vous que les frontières du nord-ouest sont violées chaque semaine ? Que nos compatriotes de ces régions difficiles meurent chaque jour sous les raids de ces « voisins » entreprenants ?… Savez-vous que notre commerce est to-ta-le-ment bloqué par l’armée kamoule, que notre pays s’appauvrit de plus en plus et que le gouvernement compte ex-clu-si-ve-ment sur les ports de la côte pour alimenter l’ensemble du pays ?… Sans se soucier d’épuiser votre belle région, de vous priver du fruit de votre travail ?
Cette fois, ça hurle tout autour et des poings se lèvent.
— La guerre… la guerre.
Je suis écœuré et regarde autour de moi ces visages rouges, contractés.
Lou se penche à mon oreille.
— Il se passe des choses ici.
Je vais pour lui dire que je l’entends bien quand quelque chose m’arrête. Ses yeux parcourent la foule. C’est qu’il me dépasse d’une demi-tête !
Des types se glissent dans la foule, changent de place pour crier plus fort que les autres.
Qu’est-ce que ça veut dire… Des agitateurs ?
Une grande lassitude me tombe sur la gueule. Mais que j’en ai marre de me battre ! Ça ne va pas recommencer, non ? J’en ai assez, moi, du sang, des larmes, de la souffrance. J’en ai assez de toujours leur apprendre à mieux tuer… Ce n’est pas ce que je voulais.
Un silence, soudain, et une voix claire s’élève, une voix de femme :
— Vous n’avez pas eu votre compte de massacre, gens de Bénis ? Mon frère est mort dans le désert de Raji, mon oncle est mort à Sestu, bientôt il n’y aura plus d’hommes dans ma famille… Assez, ASSEZ !
Toutes les têtes se sont tournées de son côté et je l’aperçois, à quelques mètres de Giuse qui ne la quitte pas des yeux. Pas le temps de la détailler, des cris s’élèvent.
— Lâches, à mort les lâches… À la mer les ennemis du pays…
— Des types se dirigent vers elle, me glisse Lou.
— Je vois que les lâches travaillent bien pour saper le moral des vrais citoyens de Bénis, reprend le type sur l’estrade… Bravo les lâches, bravo les envoyés du gouvernement ! Mais Bénis saura donner une leçon à ceux qui lui veulent du mal !
Il a hurlé sur la fin et c’est un tonnerre d’applaudissements ramenant l’attention vers la tribune. Ce qui n’empêche pas des remous dans la foule. Cette fois je vois distinctement une douzaine de types rappliquer d’un peu partout en direction de la fille que ses voisins ont isolée en s’écartant.
Giuse ! Je le vois se glisser à côté d’elle et se dresser devant les premiers arrivants qui accélèrent le mouvement. Ça va mal finir !
Je ne peux pas laisser tomber Giuse et puis je suis en colère, maintenant. Elle a du courage cette fille. Elle ne bouge pas, essayant de parler encore, mais sa voix est couverte par les cris de ses voisins.
Je jette un œil derrière nous et me décide.
— Lou, que les gars se mettent autour d’elle… Attention, pas d’arme, hein ? On se taille vite fait avec elle.
Il hoche la tête et déplace le coude droit. Le mouvement ne devait pas être aussi anodin qu’il y paraissait parce que son voisin braillard ouvre la bouche, cherchant de l’air pendant que Lou le repousse et me fait le passage. En six secondes on a rejoint Giuse et Siz à côté de l’inconnue.
Je jette un œil vers les rues qui aboutissent à la place… Elles sont encombrées de gens. Pas être facile de se tailler.
Salvo et les deux autres ont pris position autour de nous. L’impression que les premiers copains de l’orateur ne sont plus loin. Il faut se décider. Giuse se penche vers la fille qui hoche la tête et désigne une rue un peu plus loin. Pas celle que j’aurais choisie mais j’ai tendance à lui faire confiance.
Je fais signe à Giuse de démarrer, on va retarder les petits malins. Il pige à la seconde et empoigne la fille par le bras, la tirant derrière lui en direction des spectateurs les plus proches. Un ou deux font mine de s’interposer… Siz a suivi et je vois un type s’effondrer…
Pas le temps d’en regarder davantage, ça se gâte par ici. Des types jaillissent près de nous comme vomis par la foule qui fait cercle autour de nous. Aussitôt Ripou et Belem s’écartent, laissant Salvo au milieu, et ils cognent. Ça va très vite, deux ou trois gars vont au tapis.
Un éclair…
— Ils ont des lames, je lance, ne vous en servez pas, brisez-les…
Quelqu’un me saisit le bras. Je n’essaie pas de résister, pivotant en me baissant… Un souffle de vent sur mon front. J’ai les yeux en face d’un estomac et mes doigts raidis partent à l’horizontale, frappant juste sous les côtes.
C’est à ce moment que je vois le couteau qui descend doucement au bout d’un bras mou. Un coup sec et il tombe au sol. Je me baisse pour le ramasser quand je prends un terrible coup de pied sur le côté droit du visage. Tout bascule et je me retrouve au sol, sonné…
On me redresse… Que mes jambes sont molles… Tout me revient, en même temps qu’une vision stabilisée. Cette fois je suis en rogne. Autour de moi c’est la mêlée. Des spectateurs semblent s’être joints à nos agresseurs.
Je souffle et fonce. Maintenant je frappe pour faire mal… Il y a bien longtemps j’ai fait composer une banque de connaissances du combat à mains nues, par HI. Mélange de techniques terriennes du judo, du kung-fu et de karaté. Par injection hypno-mémorielle on nous en a imprégné le cerveau. Maintenant les réflexes jouent comme si je passais ma vie à répéter ces mouvements. Les coups arrivent à la vitesse exacte et une précision parfaite.
Une feinte à gauche et ma main raidie vient frapper du tranchant un cou découvert. La tête du gars s’incline pendant que ses yeux paraissent vouloir sortir des orbites… Un bras se tend que je saisis, bloquant l’articulation qui cède tout de suite…
— Salvo… on rejoint Giuse maintenant.
Je ne sais pas où il est mais il m’a certainement entendu.
— Par ici, Cal…
Lou me fait signe tout en frappant sèchement un grand mec à la pointe du menton. L’impression d’entendre la mâchoire craquer !
Une brèche dans le mur qui nous entoure, je fonce. Salvo est devant, bondissant, pour balancer des coups de pied, roulant au sol et se relevant dans le même mouvement coulé ! Fantastique…
J’aperçois Giuse, devant. Il est coincé contre un mur par trois types qui essaient d’attraper la fille, adossée aux pierres. Siz a cinq adversaires sur le dos.
On déboule là-dedans comme une avalanche. J’ai juste le temps de placer un crochet à une mâchoire… on est passés embarquant Giuse et sa protégée qu’il tient par un bras. Confusément je la vois empoigner sa jupe qui va jusqu’au sol et la relever tant bien que mal pour se mettre à courir.
Une vision fugitive de pieds chaussés de bottines à talons hauts qui me laissent stupéfait et on fonce.
Derrière nous la poursuite est désordonnée… On enfile une rue étroite, sur la gauche, puis un bout d’avenue au sol pavé et à nouveau une ruelle. Maintenant les bruits de course sont moins importants. C’est peut-être le moment d’en profiter.
— Halte, je lance, essoufflé, on liquide ceux-là.
Les gars se postent de part et d’autre de la ruelle et on attend. Une galopade et un groupe de six types débouche du coin… Eux aussi sont essoufflés et il leur faut plusieurs mètres pour s’apercevoir du piège. Déjà nos gars attaquent. Ça va tellement vite que je ne peux pas suivre. Une suite de bras levés, de bonds, de bruits sourds… Fini !
— Vous savez où aller ? demande Giuse à la fille qui n’a pas vu grand-chose, la tête baissée tâchant de se reprendre.
— Oui… à Chakila.
Alors ça, le bide.
— Où est-ce ?
Elle lève les yeux vers Giuse.
— Vous n’êtes pas d’ici ?
Il secoue la tête.
— Au-delà du port, le long de la côte, au sud.
— Allons-y, je fais. On marche tranquillement comme si rien ne s’était passé.
C’est vite dit. On porte les traces de la bagarre sur tout le corps et nos vêtements en ont pris un coup. On pare au plus urgent en se mettant en route. J’ai fait signe à Salvo de marcher à l’écart avec les autres et seuls Lou et Siz nous suivent de près. Quatre hommes et une femme ça va encore, à huit c’est déjà moins discret.
*
La maison n’est pas de prime jeunesse mais elle paraît assez confortable. En fait il faudrait dire la propriété parce que dans ce coin résidentiel les baraques comportent toutes un parc ou un immense jardin, devant la maison, face à la mer. Un avantage pour nous. L’arrière donne sur l’avenue, assez belle ma foi, qui longe la côte.
Une sorte de patio intérieur, au centre de la maison, donne une agréable fraîcheur. C’est là que la fille nous a conduits en arrivant. Des sièges d’un bois sombre aux reflets bleutés, couverts de coussins, entourent une petite fontaine qui glougloute paisiblement.
La fille nous a quittés, expliquant rapidement qu’elle allait se changer. Elle en a besoin, son corsage est déchiré aux deux manches et sa jupe pend sur le côté.
Je repère des gobelets métalliques, renversés sur un plateau, à côté de la fontaine et je me remplis l’un d’eux. Dix minutes s’écoulent en silence, Giuse n’a pas l’air de vouloir parler et je respecte sa concentration. D’autant que je ne suis pas gai non plus. Trop de choses sont arrivées en si peu de jours, ma vie est trop bouleversée, contre mon gré.
Voilà la fille. Elle porte maintenant une robe jaune paille, simple et pourtant jolie, ample en haut, dégageant largement les épaules, mais serrée à la taille pour s’évaser jusqu’au sol. Elle s’est rafraîchie et remaquillée et je la découvre véritablement.
Beaucoup de charme, un visage net, pas énergique mais volontaire, oui c’est ça, volontaire. Des yeux assez largement espacés, très bleus, un regard intelligent et direct. Elle m’a l’air bien dans sa peau parce qu’elle vient vers nous en marchant tranquillement, le regard droit. Après tout, sept gaillards ça pourrait l’intimider, mais non. Elle vient s’asseoir naturellement près de Giuse qui s’est levé pour l’accueillir. Comme moi, bien sûr.
Elle a un sourire léger.
— Je vous en prie, fait-elle en désignant nos sièges. Puis elle se tourne vers Giuse, un peu rouge.
— Je ne connais même pas votre nom, monsieur ? Gêné, le gars Giuse. Il faut dire qu’à chaque voyage précédent notre nom n’avait pas grande importance et, un peu par hasard, on avait choisi « de Ter ». Un clin d’œil à notre passé. Seulement nous sommes visiblement dans une époque évoluée, l’épave du navire utilisant une machine à vapeur nous l’a bien montré. Je viens à son secours, mais je ne sais pourquoi un instinct confus me fait dire :
— Reter, mademoiselle, Giuse et Cal Reter, je fais en posant la main sur ma poitrine… Nous sommes cousins.
Elle a un joli salut de la tête et je poursuis :
— Quant à nos amis, ce sont de vieux compagnons d’armes qui ne nous quittent jamais.
— Oh… vous êtes soldats ?
L’impression qu’elle s’est légèrement raidie.
— Pas vraiment, nous venons de loin… de l’archipel. Et nous avons reçu une éducation, disons militaire, comme la tradition le veut dans notre famille. C’est tout.
Elle se tourne vers Giuse comme pour vérifier mes paroles sur son visage, et le regarde en silence quelques secondes. Ce qu’elle y lit doit la rassurer parce qu’elle se détend à nouveau.
C’est à lui qu’elle se présente.
— Je suis Tava Sikans… Si vous ne connaissez pas notre pays je vais vous expliquer…
Elle commence alors à lui parler de sa famille, de sa vie. J’ai l’impression qu’elle ne parle que pour lui et me sens cornichon ! Pas moyen de quitter le patio, pourtant, pour aller où ? Alors je m’enfonce dans mon siège et écoute distraitement en essayant de réfléchir à notre problème.
Il faut qu’on s’installe, qu’on se fasse un trou dans cette société. Elle en est arrivée à un stade où il n’est pas possible d’errer à l’aventure comme on a pu le faire autrefois.
Du bruit, derrière. C’est une vieille femme qui entre et vient parler à l’oreille de Tava, une main posée familièrement sur son épaule. Je devine que ces deux femmes s’aiment. Sa mère ? Non, elle a dit qu’elle était morte.
Tava revient à nous, préoccupée.
— Une assez mauvaise nouvelle, messieurs, ma léné revient de ville où je l’avais envoyée… On nous cherche. Les hommes que vous avez mis à mal ou d’autres qui leur ressemblent. En tout cas Bénis est actuellement dangereuse pour vous… comme pour moi. Heureusement il semble que personne ne m’ait reconnue. Mais il y a longtemps que je n’étais pas venue ici. En tout cas il va falloir rester cachés. Je crains que vous ne puissiez quitter cette maison avant plusieurs jours.
Je m’en doutais un peu en voyant l’organisation servant l’orateur sur la place. J’incline la tête.
— Nous ferons notre possible pour ne pas vous gêner, mademoiselle.
Elle sourit largement.
— Oh, vous ne me gênez pas… vous êtes pacifistes, n’est-ce pas ? Je n’en avais jamais approché !
Aïe, qu’est-ce que c’est, cette fois ? Il faut marcher sur des œufs, alors j’opine du chef comme on dit.
— Il est vrai que nous sommes des gens paisibles…
— Allons, monsieur Reter, ne faites pas mine de ne pas comprendre… vous pouvez avoir confiance en moi, vous m’avez vue sur la place. J’ai d’ailleurs été assez sotte. Et je ne vous aurais jamais ramenés ici si je ne pensais que vous étiez également pacifistes.
Merde, on est dans le potage maintenant et je ne vois pas de moyen d’en sortir. Cette fille est bien trop intelligente pour accepter une histoire tordue… Je me torture le cerveau quand je croise son regard. D’un seul coup je me décide.
— Nous avons confiance… c’est pourquoi je vous prie de me croire. Il m’est difficile de vous expliquer pourquoi… mais nous ne savons pas ce que sont les « pacifistes » dont vous parlez. À dire vrai, nous n’avons fréquenté personne depuis notre arrivée et… nous ne savons rien de ce qui se passe. Tout ceci est la vérité, je vous prie de me croire !
Elle me regarde gravement.
— Je pense que je vous crois, finit-elle par dire… Mais avouez que c’est assez louable de ma part, votre histoire est très étonnante.
— C’est vrai… Ecoutez, pouvez-vous nous faire confiance au point de nous expliquer votre monde, je veux dire votre pays… nous sommes très ignorants, même si nos connaissances techniques sont importantes.
Il fallait que je parle de ça parce qu’il est temps d’amorcer la voie pour notre future installation dans la société vahussie.
Son regard va de Giuse à moi, effleurant les gars, sages comme tout dans leur coin. Puis elle se décide en secouant la tête.
— Je me demande si tout cela est bien réel… Mon père dirait que je suis folle mais… enfin je vous crois. Pourtant je ne suis pas toujours aussi crédule, elle reprend vivement comme pour se défendre…
Je souris, amusé. Une fille intéressante. Elle vit réellement.
— … Il y a ici une bibliothèque abondante. Puisque vous êtes condamnés à rester plusieurs jours en attendant de trouver un moyen de partir, vous pouvez l’utiliser, et je vous donnerai toutes les explications que vous désirerez.
— Merci.
Je n’en ai pas dit davantage mais je crois qu’elle a compris combien je lui suis reconnaissant. Cette connaissance du pays est vitale pour nous. C’est la seule façon de survivre.
*
Une semaine qu’on est installés ici. Le temps s’écoule paisiblement. J’ai compris tout de suite qu’en fait, c’est Giuse qui bénéficierait de l’enseignement direct de Tava… Ils ne se quittent guère. Mon vieux pote est amoureux, c’est aussi simple, et ça me fait plutôt plaisir parce que la fille est bien. Et je ne parle pas de son physique.
Je l’ai convaincue le premier soir de laisser Ripou et Belem aller chercher nos affaires à l’auberge et payer le patron. C’est comme ça que j’ai pu comprendre la valeur des billets qu’on a récupérés dans l’épave. Ça représente une assez jolie somme. Pas la fortune, mais de quoi faire des choses.
Les gars sont partis par la mer, c’était plus simple, malgré l’obscurité. Ils avaient pour consigne de ramener le coffre soigneusement verrouillé et nos affaires. Je préfère avoir ça sous la main.
Sur place, ils ont dû tout récupérer en passant par les toits, il y avait de sales gueules dans la salle du bas. Ils ont laissé le fric sur une table de notre chambre.
En tout cas on nous cherche effectivement.
J’ai passé les jours suivants à me baigner et examiner les bouquins de la bibliothèque. Beaucoup de romans sans grande utilité pour moi qui dois faire vite. J’aurais plutôt besoin de trucs historiques, politiques, enfin des choses comme ça. J’ai demandé aux gars de lire certains romans et d’en tirer ce qui pouvait nous éclairer sur cette époque.
C’est comme ça que j’ai appris qu’il existe des navires à vapeur depuis des années, mais aussi des sortes de trains. Encore que l’évolution s’est faite bizarrement. Ils n’ont pas découvert les rails ! Leurs « trains » circulent sur des routes spéciales, du moins spécialement réservées à leur usage. Et ne dépassent guère 40 à l’heure. Ce qui me semble logique avec un système pareil. Parce qu’ils trimbalent des wagons, ou ce qui leur ressemble… Il faut plusieurs locos pour traîner le tout ! Mais il paraît que ça marche.
Manifestement ils sont entrés dans l’ère industrielle. Un soir que je me promenais dans le parc entouré de murs je suis tombé sur Tava et Giuse et on s’est assis pour parler tranquillement de tout ça. Elle est très au courant, son père paraît être dans la partie.
— En réalité, mon père est un avant-gardiste traditionaliste.
— C’est pas un petit peu contradictoire ça ? je fais gentiment.
Elle secoue ses longs cheveux blond-blanc.
— Pas pour lui en tout cas. Il est passionné par la technologie, le moteur explosif, les fusées et…
— Les fusées ? je la coupe intéressé soudain.
— Oui, vous devez bien connaître… ces véhicules que l’on voudrait faire marcher avec des sortes de tubes remplis de poudre chimique ou d’un gaz, je crois…
Elle fait la grimace.
— Tout ce qu’on a réussi, c’est à blesser les machinistes.
Bon Dieu, sur Terre aussi on a essayé ces engins très tôt. Je me sens revivre.
— En fait, mon père sait bien que c’est une folie. Il dit toujours que c’est le moteur explosif la meilleure chance de progrès.
— Comment fonctionnent-ils, ces moteurs ? interroge doucement Giuse.
Elle se renverse un peu en arrière.
— Là vous m’en demandez trop. Avec du rob, en tout cas, comme nos lampes.
Le rob, je l’ai lu, c’est du pétrole, tout simplement ! Ils ont inventé le moteur à explosion. Quelle race étrange ! Dans certains domaines ils sont en retard sur l’évolution terrienne à la même époque, et dans d’autres ils ont trente ans d’avance. Grosso modo ils en sont au XIXe siècle de chez nous.
— Et votre père a réussi déjà certaines choses ?
— Oh, il n’est pas le seul. On fait d’énormes moteurs de ce genre maintenant, pour les usines. Dans notre province plusieurs usines les utilisent.
— Et sur les véhicules ?
— Mais ce n’est pas possible, voyons. Ils sont beaucoup trop lourds !
Je croise le regard brillant de Giuse. Il a la même idée que moi. Voilà au moins un domaine où on pourra faire notre trou sans tout révolutionner et sans mort d’hommes au bout.
Tava a été très discrète sur sa famille. Je sais que son père possède plusieurs usines et que sa mère est morte à sa naissance, ce qui explique la léné, tout bonnement une nourrice.
On n’a encore jamais abordé l’affaire de l’autre jour et j’aimerais en savoir davantage. J’y viens doucement.
— Mademoiselle… avez-vous des nouvelles de ce qui se passe en ville ?
Elle laisse passer un temps avant de répondre.
— Les Bellis sont toujours là, plus actifs que jamais. Il paraît que la réunion a été un succès. Peut-être à cause de moi. Quand mon père va savoir ça il sera furieux…
— Mais personne ne vous a reconnue, n’est-ce pas ?
— Je ne pense pas… sinon ils seraient déjà venus !
— Vous voulez dire qu’on serait venu vous poser des questions ? je fais incrédule.
— Des questions ? Je serais en prison, et vous aussi.
Là je ne comprends pas.
— Voyons, on ne peut pas vous mettre en prison parce que vous n’approuvez pas un système politique. Nous sommes très ignorants de vos habitudes politiques, mais tout de même.
Elle me regarde un instant et secoue la tête.
— Je me demande… Ecoutez, monsieur Reter, il… Oh et puis autant faire comme si vous ne connaissiez rien.
Je me garde bien de la couper, ça devient intéressant.
— … Depuis quatre siècles, le pays est unifié, bien. Sur le papier, la confédération gouverne le continent. Pratiquement, chaque nation a gardé son autonomie. Et peu à peu les ambitions territoriales ont amené des guerres. Une succession de guerres. Je l’ai dit l’autre jour. C’est vrai que mon frère est mort dans le désert de Raji dans la guerre qui vient de s’achever pour obtenir cette saleté de désert. Et avant lui, quand j’étais petite fille, mon oncle a été abattu à Sestu dans une autre guerre absurde, dont il n’est rien sorti… Et maintenant les Bellis, ceux qui veulent toujours lancer une nouvelle guerre, préparent autre chose…
Elle s’interrompt pour se calmer un peu.
— Seulement il y a aujourd’hui des gens qui n’en veulent plus. Qui disent, parfois ouvertement, qu’ils ne veulent plus de guerre.
— Et alors ?
— Alors mon père dit souvent que toute l’économie du pays repose sur des fabrications de guerre… qu’il y a de très gros intérêts en jeu et qu’on ne peut plus s’arrêter.
— Il est… belli ?
— Mon père ? Non, ça non. Mais il n’a pas le choix. Il dit aussi que l’armée est « le corps constitué le plus structuré, le plus organisé et surtout le plus homogène ». Elle a des ramifications fantastiques avec la police, les administrations provinciales, les délégués fédéraux. C’est elle, l’armée, qui a trouvé la riposte à ceux qui en ont assez, elle a lancé le mot de « lâches ». Tout le monde craint, aujourd’hui d’être qualifié de lâche. Cela veut dire à la fois hostile au gouvernement, à l’armée, dangereux et lâche au vrai sens du mot. Et les lâches on les fusille ! Ker Ifar, le meneur des Bellis, est un ancien général.
Merde, ils y vont pas de main morte…
— C’est fréquent ?
Elle hausse les épaules.
— Je ne sais pas, on dit tant de choses. Il paraît que des gens disparaissent. Il y a eu quelques procès pour lâcheté mais pas beaucoup. En tout cas je sais que l’on trouve des pacifistes dans toutes les nations de la confédération.
— Comment le savez-vous ?
— Excusez-moi, je ne tiens pas à vous en parler. Il vaut mieux ignorer certaines choses.
Je n’aime pas du tout ce que nous venons d’apprendre. Si les militaires sont aussi puissants, et dans tous les pays, je doute qu’ils laissent passer un incident comme celui de l’autre jour…
— Dites-moi, vous comptez rester longtemps ici ?
— Non. J’ai envoyé ma léné se renseigner sur les jours de départ des bateaux qui remontent le Pikar vers les lacs. Mon père devait se rendre là-bas le mois prochain, je vais le rejoindre… et j’espère que vous viendrez avec moi. Le bateau est plus sûr que le train ou la route avec les contrôles de police. Vous n’avez pas de papiers prouvant votre identité, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, comme étrangers, vous seriez suspects ! Non le bateau est le mieux.
— Je suppose qu’il faut réserver sa cabine ?
— Bien sûr… mais ne vous inquiétez pas, je peux régler vos passages si vous ne pouvez pas le faire pour l’instant.
Je secoue la main.
— Non, ce n’est pas cela, nous pouvons le faire, merci. Mais avez-vous déjà réservé quelque chose ?
— Pas encore.
— Il me paraîtrait plus prudent de donner un faux nom. Est-ce que ça vous gênerait beaucoup ?
— Pourquoi un faux nom ? Le mien est parfaitement honorable !
Elle se cabre et je la comprends.
— Je suis un homme prudent, mademoiselle. Jusqu’ici il n’y a aucune preuve contre vous pour l’autre jour, mais il serait très fâcheux que votre nom soit cité, je pense…
Je laisse l’idée faire son chemin. Très vite elle pâlit.
— Mon père…
Je hoche la tête.
— Votre léné peut très bien réserver des cabines sans fournir des papiers d’identité ?
— Oui, nous n’en sommes pas là !
— Alors, si vous voulez me croire, faites comme ça.
Elle reste silencieuse puis finit par acquiescer.
— Le bateau fait escale, je suppose, y a-t-il des contrôles dans ces cas-là ?
— Oh non. Ou alors pour les pauvres diables qui voyagent à l’arrière, près de la roue, sur le pont.
— Parce que c’est un bateau à vapeur ?
— Bien sûr.
— Vous pensiez partir bientôt ?
— Il y a un départ dans deux jours.
— À quelle heure ?
— Vers 23 heures, pourquoi ?
23 heures, c’est la soirée sur cette planète où la journée fait trente heures. Ça colle.
— Parce qu’il est préférable qu’il fasse nuit quand nous sortirons d’ici. Et nous le ferons par groupes, si vous le voulez bien. Votre léné, vous, Giuse et Siz, son ordonnance, puis trois de nos amis et enfin Lou et moi.
Et nous prendrons des chemins différents. Il faudra prévoir des voitures à antlis pour le premier et le dernier groupe. Le second s’arrangera autrement.
Je ne vais pas lui dire que les gars partiront par la mer jusqu’au fleuve, en plongée. Quant aux voitures à antlis, c’est l’équivalent de nos attelages de chevaux terriens. L’antli est une grande antilope domestiquée, plus rapide et plus endurante que nos chevaux.
Tava ne fait pas de commentaires. J’ai l’impression qu’elle avait oublié le pétrin dans lequel elle s’est fourrée l’autre jour. Et nous en même temps !
J’appréhende terriblement ce voyage.